Le luxe sur-mesure, retour aux fondamentaux
CULTURE
Nathalie Dassa
— 7 min. de lecture
©Mark Seelen
Dans cette frénésie de la production de masse et de la standardisation des produits, le luxe retrouve son fil d’Ariane à travers le sur-mesure ; ce raffinement de l’intime, exclusif, expérientiel, qui souligne l’expression de l’individualité afin de satisfaire une clientèle en quête d’unique.
Aujourd’hui, s’offrir ce qui n’existe nulle part reste un privilège de roi. À l’orée du XXIe siècle, où règnent production de masse, fast-fashion, instantanéité et standardisation des produits, le luxe sur-mesure renoue avec ses préceptes fondateurs s’octroyant le temps pour créer des expériences uniques. Cette valeur cardinale est l’apanage des Maisons. Car ce n’est plus tant une histoire de primauté et d’ostentation, que de revenir aux sources nourricières d’un secteur où la liberté de choisir est reine. La part affective reprend ainsi sa place dans l’esprit des consommateurs. L’intime et la discrétion vont de pair pour cette clientèle en demande d’unicité et de confidentialité.
Exit les diktats du marketing global, bienvenue dans les arcanes privées du luxe suprême. Entre flagships, évènements confidentiels, exclusivités et collections ultra limitées, les enseignes s’accordent toutes les permissions, privilégiant cette communication fondée sur la rareté et les services à la carte. La distribution se fait ainsi ultra sélective face à un marché de plus en plus consensuel. Car dans l’orbite secrète de l’ultra luxe, l’argent n’est finalement pas prioritaire. Il s’agit d’émotions, d’expériences. Un éclat unique qui confine à l’objet d’art ; celui qui étonne et réenchante.
À LA DEMESURE DU SUR-MESURE
Dans les hautes sphères de l’architecture d’intérieur, Liaigre en est le porte-étendard. Dans cette maison fondée en 1985 par Christian Liaigre, se conjuguent élégance discrète, lignes sobres, matériaux nobles, design intemporel et audacieux. Un raffinement à la française, un artisanat d’art, une célébration de la matière et de la haute ébénisterie. Six cents pièces constituent leur "matériothèque" où tout est "made in France", hormis les marbres en Italie, les ébènes en Tanzanie, les soies et les cachemires au Népal… « Chaque pièce est dessinée sur-mesure pour des projets différents : une demeure à Malibu, un penthouse à Miami, une maison à Tokyo, un appartement à Paris », explique Anne Schumacher, directrice de la communication et du marketing. Dans leur flagship de 800 m2 inauguré en août, rue du Faubourg-Saint-Honoré, c’est un tour du monde des savoir-faire dédiés aux plus grandes fortunes mondiales, où l’art a une place maîtresse.
A l’intérieur, la signature s’affirme (grandes portes en chêne, rideaux en cuir, bureau en tulipier, niche en chêne brossé, agencements en cèdre pluri centenaire), sublimée par tout le mobilier, les luminaires, et les accessoires (cheminées en bronze, coussins en tissu d’Inde, tapis en cisaille tissés à la main en Colombie, canapés over size conçus pour un projet privé dans un chalet à Saint-Moritz). Vertige de l’élitisme ! « Nos clients ne sont pas dans la kermesse dans laquelle le luxe se situe aujourd’hui », insiste Anne Schumacher « Les influenceurs ne les intéressent pas. Ils veulent de l’unique et ont la compréhension de la vertu du temps ».
La Maison part ainsi à la rencontre d’esthètes à travers le globe et ne participe à aucun salon : « On ne veut pas à être prêt pour une date. Nous organisons nos évènements avec des clients qui ne veulent pas être dans le bruit du luxe contemporain. On chérit la liberté chez Liaigre, où chacun se reconnaît dans des chapelles esthétiques ». Leurs réalisations "les plus telluriques" ? L’île de François Nars à Bora Bora sur laquelle ont été plantés mille arbres, une cuisine tout en onyx vert dans une maison privée à Munich, un skiroom sur un yacht pour skier en mer.
EN QUETE D’UN ABSOLU OLFACTIF
Le sur-mesure est aussi le leitmotiv des grands parfumeurs. Guerlain, pionnier dans ce domaine depuis 1828, est l’une des seules Maisons à perpétuer ce savoirfaire d’exception avec un niveau d’exigence et de sérieux élevé, basé sur des tests dermatologiques. Sylvaine Delacourte, experte en fragrance pour la marque depuis trente ans, a participé au développement de nombreux jus (L’Instant de Guerlain, Insolence, Champs-Elysées). Depuis 2005, elle se consacre au parfum personnalisable : « Je propose un divan olfactif de deux heures. Je mets la personne en condition de relaxation pour retrouver toutes les odeurs et saveurs positives qui ont marqué sa vie afin de déterminer son patrimoine olfactif. Créer l’émotion est la base du service. Il est question de qualité humaine, d’écoute, d’empathie et de générosité. C’est important de trouver la juste mesure. C’est un acte d’amour ».
Le brief est ensuite confié à Thierry Wasser, nez de Guerlain, en charge de le concevoir en un an et demi. Résultat ? Deux litres de senteurs personnalisées pour 45 000 €, la formule appartient au client et à ses descendants. En un peu plus de dix ans, une trentaine de parfums sur-mesure a été conçue chez Guerlain. Les consultations se déroulent dans les salons VIP du 68 avenue des Champs-Elysées et du 356 rue Saint-Honoré : « Je reste cependant très flexible. Je peux me rendre dans n’importe quel lieu, dans des hôtels à l’étranger comme Genève ou en Chine. Le plus important est que le client soit à l’aise et que ce soit pratique pour lui ».
Chez l’Atelier des Ors, lancé en 2015, des fragrances exclusives, contenant des paillettes de feuilles d’or décoratives, imprègnent leur bibliothèque olfactive. « Le vrai luxe, c’est l’artisanat d’art », spécifie Jean-Philippe Clermont, fondateur de la Maison « Nous avions envie de recréer l’âge d’or de cette haute parfumerie française des années 30, période Art Déco, avec ses flacons en cristal, ses coffrets en galuchat. Il y avait une forme de créativité et d’exclusivité, d’extravagance et de décadence. Nous voulions nous réapproprier cet univers avec les communications modernes et redonner au parfum sa part de mystère et de rêve ». Leurs matières naturelles prennent leur source à travers le monde : leur vétiver vient de Haïti, leur rose est cultivée à Grasse. « On aime faire voyager notre clientèle, comme avec Rose Omeyade, cet orientalisme qui captive l’imaginaire de l’occident avec ces romans de voyages et ces peintures. Une rose sensuelle derrière les portes closes qu’on retrouve au Moyen-Orient ».
Une jubilation d’odeurs donc, qui s’associe à l’art. Leur triptyque, sorti au printemps dernier, se définit comme une symphonie olfactive centrée sur la recherche du bonheur. Une création d’émotions inspirées par exemple par l’ huile sur toile célèbre du peintre Gustav Klimt, La Frise Beethoven.
LA QUINTESSENCE DE L’ART DE L’ASSEMBLAGE
Dans l’univers délectable des vins et spiritueux, Krug est un incontournable à travers ses expériences gustatives riches en émotions et en partage. « Déguster le Champagne Krug, c’est aller au-delà du nom et de sa réputation », précise Olivier Krug, à la tête de la maison rémoise de sixième génération, qui perpétue la tradition, le savoir-faire et l’esprit anticonformiste de son aïeul depuis 1843. « C’est une relation d’amour, une invitation à faire attention au verre dans lequel on le savoure. » La Maison consolide ainsi sa relation ancestrale avec les vignerons « pour une terre qu’ils ne lâcheront jamais ». Un respect pour chaque parcelle de leurs fameux clos du Mesnil de 1,84 ha (pureté du chardonnay) et du clos d’Ambonnay de 0,68 ha (intensité du pinot noir), l’une de leurs cuvées les plus rares. Si la Maison de famille n’est pas ouverte au public, elle convie leurs plus grands clients à visiter leur vignoble dont les différentes parcelles offrent un nectar unique chaque année. Le choix des raisins, selon leur degré de maturité durant les vendanges, se révèle un travail d’orfèvre dans l’art de l’assemblage.
Des champagnes au potentiel de vieillissement quasi illimité. « Le vrai luxe n’est pas un luxe de pouvoir mais un luxe d’expérience, avec des champagnes plus coûteux car plus rares », distingue Olivier Krug « La nouvelle génération est avide, gourmande et n’a pas de limite. Notre clientèle veut qu’on lui raconte une histoire avec générosité, humilité, sincérité et pédagogie. Elle recherche l’unique comme Krug et le rare par définition ». Elle propose ainsi des rencontres champagne, musique et gastronomie à travers le monde, comme cette dégustation dans un Ryokan (auberge traditionnelle du Japon) au pied du Mont Fuji, avec l’un des plus grands chefs japonais d’Osaka. Vingt ans sont nécessaires pour créer un Krug Grande Cuvée, qui se définit par des bulles fines et élégantes, des arômes subtils de floraison, de fruits mûrs, de pain d’épices et d’agrumes ainsi que par des notes de noisette, de nougat et de sucre d’orge. Sa 166e édition célèbre cette année encore, une nouvelle création.
UNE APPROCHE DU VRAI LUXE ?
Il s’agit donc de temps, de calme, de confort, de plaisir et d’un bouche à oreille précieux. Un canal de communication qui n’a pourtant pas systématiquement l’objectif de développer profit et rentabilité, mais de consolider une pratique ancestral et une image de marque synonyme d’exception. C’est l’art de savoir anticiper, séduire, investir des lieux atypiques et fédérateurs de bien-être, composer avec les univers artistiques, s’échapper des mouvances du marché à l’ère du digital et aux exigences de consommation.
À l’heure où le cercle des ultra riches s’agrandit dans le monde, ces Maisons prennent ainsi soin de cultiver les liens de proximité directe avec leur clientèle pour mieux la connaître, la comprendre, la satisfaire. L’authenticité, la rareté, l’émotion, l’expérience et les qualités du slow se réunissent ainsi pour en trouver la parfaite mesure.